Les camps de réfugiés au Liban, un espace d’exception

23 juillet 2007 | Posté dans Palestine, Politique
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    Par Sari Hanafi. Juillet, 2007. traduction ISM

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    Photo: Palestinian Children from Nahr el Bared seeking refuge
    in the nearby Beddawi Camp, Tripoli, Lebanon, May 2007
    Tayna Traboulsi

Le portrait que je dépeins, bien qu’il semble sombre et menaçant, ne concerne pas tous les camps de réfugiés au Liban. Toutefois, il est temps de tirer sérieusement la sonnette d’alarme sur ce qui se passe dans cet espace spécifique des camps de réfugiés, comme exemple de l’état d’exception et des politiques du vide.

La bataille armée entre l’armée libanaise et Fatah al-Islam à l’intérieur du camp de réfugiés de Nahr El-Bared, au nord de Tripoli, dure depuis quarante jours, entraînant la destruction de plus de la moitié des immeubles du camp et la fuite d’environ 30.000 personnes vers d’autres camps.

A Ein al-Hilweh, beaucoup de disputes se transforment en affrontements entre jeunes gens armés.

Certains autres camps sont assiégés par l’armée libanaise, qui tente de contrôler le flux d’hommes et d’armes vers le camp.

Fatah-al-Islam, Usbet al-Ansar (Ligue des Partisans, 200-300 personnes), Jund al-Sham (Armée de la Grande Syrie, 100 personnes), sont les noms des organisations islamistes extrémistes, affiliées à al-Qaida, qui investissent progressivement le camp.

Ce qui est intéressant, au sujet de ces trois groupes, sont les rumeurs qui se répandent comme une traînée de poudre sur leur(s) commandant(s) et financier(s) respectif(s) : des hypothèses sérieuses désignent la Syrie, l’Arabie Saoudite, un groupe libanais au pouvoir et al-Qaida comme soutiens de ces groupes.

Il est également probable que l’appareil sécuritaire syrien a facilité leur entrée dans les camps, faisant du contrôle et au moins de la neutralisation de ces groupes une compétition entre la Syrie et l’Arabie Saoudite, entraînant la dynamique de groupe bien au-delà de l’objectif original du commandant.

Si l’on prend le cas de Nahr al-Bared, comment se fait-il que Fatah al-Islam se soit installé dans ce camp particulier à la fin de juillet de l’année dernière et, qu’un an après, il se soit transformé en un groupe extrémiste de 300 à 500 membres arabes et libanais très bien armés ?

Quelles que soient les autorités derrière eux, elles savent toutes parfaitement que le camp est un espace d’exception, un espace de non-lieu.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Depuis 60 ans, l’espace des camps de réfugiés au Liban a été traité comme un espace d’exception et un laboratoire expérimental de contrôle et de surveillance.

L’exception n’est pas promulguée par un souverain ; beaucoup d’acteurs impliqués dans les différents modes de gouvernance ont contribué à la suspension de cet espace, sous couvert de la loi.

Ces acteurs, impliqués dans les politiques de l’espace, sont principalement les autorités d’accueil et, à un moindre degré, l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) et l’UNRWA, mais aussi les groupes islamistes et différents commissaires politiques locaux.
Mais comment exactement ?

Alors que l’Etat libanais est présent dans l’espace public par la règle des lois urbaines, il a abandonné les camps et leur a permis de devenir des espaces dépourvus de lois et de réglementations. Le processus d’urbanisation s’est fait sur une nature sauvage, provenant de l’absence de politiques de plan et, en particulier, la non-application des lois sur la construction.

Chacun construit comme il/elle le sent, et il en résulte des centaines de bâtiments illégaux, s’étalant dans toutes les directions. Le processus d’urbanisation des camps non soumis à des règles a pour conséquence qu’une grande partie de la population pauvre vit dans des bidonvilles autour des cités.

Dans cette situation, rien n’est défini légalement. Tout est suspendu mais maintenu sans document écrit concernant cette suspension. Les camps ont été placés sous l’autorité de l’OLP depuis l’Accord du Caire de 1969, mais après l’expulsion de l’OLP en 1982, les camps ont été gouvernés par un réseau de structures au pouvoir complexe composées de deux comités populaires (un pro-Syrien et l’autre pro-OLP), un comité de sécurité, un comité des notables du camp, un comité local, des factions politiques, des groupes islamistes non palestinien, des imams, des organisations populaires de l’OLP (ouvriers, femmes, ingénieurs, etc.), des ONG et des “directeurs” de l’UNRWA.

Ces chefs de camp ont imposé des mesures qui ont changé en fonction de l’équilibre du pouvoir entre ces différents groupes.

Les entretiens que nous avons menés dans différents camps ont montré comment les populations des camps ont vécu avec le désordre causé par cet état d’exception.

Selon une vieille femme réfugiée qui exprime sa colère : “A qui dois-je me plaindre lorsque mon voisin construit une deuxième et un troisième étage, sans laisser aucun espace propre pour mon appartement ?”.
Beaucoup des personnes interrogées utilisent le mot “chaos” pour décrire la situation dans les camps.

Le chaos, toutefois, n’est pas basé sur l’absence de loi mais sur l’exclusion, par le(s) souverain(s), de la population d’un espace où la loi est appliquée : “Les camps ne sont pas sous la responsabilité de l’Etat libanais”, dit un officier supérieur des forces de sécurité libanaises.

Ce qui signifie que les habitants des camps sont exclus de la sphère du travail et des droits civiques, en même temps qu’ils sont inclus pour ce qui concerne la sécurité et le paiement des impôts.

Cette utilisation subtile de la loi et de sa suspension justifie l’utilisation de l’espace d’exception pour comprendre la relation du camp et de l’espace libanais.

A certains moments, cependant, la situation se rapproche d’un état de vide, remplie d’une manière très “ad hoc”, comme le résultat de l’architecture de la structure de pouvoir.

Alors qu’ils datent d’avant 1970, les camps avaient été gouvernés par l’état d’urgence où les forces de sécurité avaient suspendu les lois, après 1970, la police n’a pas été en mesure de pénétrer dans les camps sans négocier avec les acteurs puissants qui décident de coopérer ou non, au cas par cas.

La population du camp a recours aux Imams ou aux notables locaux aussi bien qu’aux chefs locaux de la sécurité pour toute querelle ou problème, avant d’aller à la police.

Alors que ces méthodes de résolution de conflits aient été plutôt utilisées avec succès dans le territoire palestinien tout au long de l’occupation israélienne, les camps de réfugiés ne bénéficient plus de structures communautaires harmonieuses dirigées par les notables locaux (mukhtars).

Depuis pas mal de temps, nous avons été les témoins de l’émergence d’une nouvelle élite dont la légitimité est basée sur la lutte nationale palestinienne. Aujourd’hui, cependant, cette lutte seule n’est plus suffisante pour que quelqu’un devienne un personnage influent.

L’espace des camps a quatre fonctions principales, selon le géographe Mohamed Kamel Doraï : un espace d’habitat, un espace économique, un espace d’affirmation de la mémoire et de l’identité et un espace pour l’exercice du pouvoir, y compris sa fonction comme un type de base militaire.

Ces fonctions font du camp un laboratoire de la société/Etat-en-devenir palestinien, mais aussi un laboratoire expérimental de contrôle et de surveillance, et un modèle technique de répression développé par le savoir-faire du souverain, appliqué et déployé dans d’autres parties du monde qui ne se “comportent” pas bien.

Mais au-delà de ceci, comme formulé par l’anthropologue français Bernard Rougier, le camp est devenu une sorte de laboratoire ou microcosme pour le vaste éventail de pensée relatif à l’Islamisme politique.

Qualifiant l’Islamisme politique comme étant contre “la civilisation occidentale”, toutefois, Rougier emploie la même philosophie que Bush de prophétie souhaitée qui ignore la base matérielle du conflit : l’hégémonie occidentale, les intérêts pétroliers des USA dans la région et surtout, les façons dont les USA soutiennent les pratiques colonialistes israéliennes.
L’Islam politique n’est pas tout simplement, comme Rougier le suggère, un laboratoire sunnite contre les chiites.

Le portrait que je dépeins, bien qu’il semble sombre et menaçant, ne concerne pas tous les camps de réfugiés au Liban.

Toutefois, il est temps de tirer sérieusement la sonnette d’alarme sur ce qui se passe dans cet espace spécifique des camps de réfugiés, comme exemple de l’état d’exception et des politiques du vide.

Les discours imaginaires des principales organisations humanitaires et palestiniennes ont raconté le conflit en termes de souffrances humaines et de victimisation.
Faire le portrait des camps fermés comme des musées permet de tels récits.

De plus, ces espaces sont considérés comme les unités premières de maintien des identités palestiniennes des réfugiés dans les pays d’accueil arabes.

Du coup, le camp comme entité quasi-politique a été observé par des sociologues, des journalistes et des experts et montré comme reproduisant la structure de la société pré-1948, y compris la reproduction du lieu de l’origine à l’intérieur des camps, comme si Lobieh, Safad, etc. pouvaient être reproduits dans les camps d’Ein Al-Hilwa ou Badawi.

Cette ethnicisation de l’histoire des réfugiés néglige l’importance des relations économiques, sociales et culturelles avec les pays d’accueil.

L’image d’un réfugié dans le monde arabe est ainsi confinée à ceux qui habitent dans des camps misérables, et pas nécessairement à ceux qui habitent en dehors.

L’affirmation, dans la pensée populaire et à l’intérieur de la communauté savante était que plus le camp serait misérable, moins les gens voudraient s’installer dans les pays d’accueil et finiraient par rentrer chez eux.

Le discours sur la misère tourne autour de la stagnation, du contrôle et du musellement des habitants des camps.

La relation entre l’appartenance à l’identité nationale palestinienne et le type de zone résidentielle est bien sûr très lâche. Il n’y a aucune relation entre le lieu de résidence et le soutien au droit au retour.

Le mouvement pour le droit au retour a émergé en Europe et en Amérique du Nord plutôt que dans le monde arabe. Nous n’avons donc pas besoin d’être membres d’un camp de réfugiés fermé pour maintenir une identité palestinienne du droit au retour.

Contrairement à la croyance populaire que le camp nourrit l’identité nationale palestinienne, les camps, où les mouvements nationaux radicaux côtoient le conservatisme religieux, ont produit une nouvelle identité urbaine rebelle plutôt qu’une nationale.

Ein al-Helweh, qui a une longue histoire de résistance au système colonial israélien, est maintenant déconnecté du conflit palestino-israélien et du nationalisme palestinien, s’étendant vers le monde plus large de l’activisme islamiste, avec des conséquences effrayantes pour les habitants du camp, la population libanaise et peut-être la région toute entière.

Nous sommes peut-être les témoins d’une rupture définitive entre le camp et ses racines en Israël/Palestine, tout en restant idéologiquement et financièrement connecté à un réseau de soutien salafiste pour les camps, apporté par des figures cléricales spécifiques venant d’Arabie Saoudite et quelquefois d’Iran.

Alors que l’OLP pousse habituellement pour une coopération entre les autorités libanaises et palestiniennes pour gouverner le camp, comme cela a été clair d’après la déclaration de l’Ambassadeur palestinien au Liban, Abbas Zaki, à maintes occasions en 2007 de nombreux acteurs locaux pro-Syriens et Islamistes l’ont refusé et ont fait pression pour garder le statu quo de l’état d’exception.

De nombreux experts, au nom du soutien au mouvement national palestinien, ignorent la forme de nationalisme totalitaire qui est cultivée dans les camps.

En plus, nos observations des écolières il y a dix ans montraient que moins d’un tiers portaient le foulard islamique (un voile qui couvre les cheveux mas pas le visage), et aujourd’hui, pratiquement toutes le portent, certaines se couvrant également le visage.

Certains experts connus, comme Khaled Hroub et Oraib Rantawi, opposent le “droit à la survie” au droit au retour, en faisant allusion à une forme de nationalisme de camp basé sur un discours abstrait du droit au retour qui menace la survie du mouvement national palestinien et même les Palestiniens en tant que nation.

Nous devons repenser les camps de réfugiés comme un espace de radicalité et un espace qui contribue à la perpétuation du conflit palestino-israélien, plutôt qu’à sa résolution.

Il y a un réel besoin de renforcer le pouvoir des habitants des camps en leur donnant des droits civiques et économiques, en reconnaissant le caractère transnational de leur identité, et en améliorant radicalement les conditions urbaines de leur espace.

Cela ne sera pas possible sans la connexion de ces espaces au tissu urbain des cités voisines et sans créer un mode transparent de gouvernance basé sur des élections locales.

Je ne suis pas en train de prôner une approche de la “table rase” mais plutôt la réhabilitation des camps de réfugiés et leur conception en tant qu’espace urbain, non seulement en référence à leur statut politique et social, mais aussi comme faisant partie de la ville et non en opposition, comme dans le camp de réfugiés de Yarmouk à Damas.

Un plan d’ensemble urbain basé sur la réhabilitation devrait prendre en compte la structure physique, socio-économique et culturelle des espaces concernés.

Une approche participative à la base devrait être utilisée pour souligner les besoins différenciés de la population réfugiée palestinienne : les femmes, les hommes, les enfants, la classe laborieuse et la classe moyenne, etc.

Une solution basée sur le droit au choix (entre le retour, l’installation dans le pays d’accueil, le territoire palestinien ou autres pays) et une coopération étroite (pas une compétition) entre l’OLP, l’Autorité Nationale Palestinienne, l’UNWRA et le pays d’accueil, est la première démarche du soulagement des problèmes des réfugiés.

Le soulagement devrait être la base du renforcement du pouvoir des réfugiés comme sujets transnationaux.

Quelques efforts sont en train d’être faits en Jordanie et, dans une moindre mesure, en Syrie, pour inclure les camps dans l’infrastructure urbaine de l’Etat, mais rien de tel n’a encore été entrepris par les autorités libanaises.

Dans cette perspective, ces autorités devraient reconnaître la nature transnationale et flexible de l’identité et de la citoyenneté de la communauté des réfugiés.

Il n’y a pas d’opposition entre la réhabilitation d’un endroit où vivent les réfugiés et le désir ardent de certains d’entre eux pour le retour. Un réfugié est capable de se positionner lui-même dans une succession ou une superposition de nombreuses temporalités ou espaces de référence.

Towteen (l’implantation) est l’épouvantail qui peut libérer une phobie publique contre les droits fondamentaux des Palestiniens.

Tout débat sur les droits civiques et économiques débute par l’affirmation que l’objectif ne doit pas être towteen, et se termine avec la même chanson, à tel point que les droits sont substitués par des solutions rapides humanitaires ou sécuritaires.

Le seul point commun entre les divers partis politiques libanais est l’utilisation du terme towteen en tant que tabou.

En parcourant simplement les titres des principaux journaux libanais (Al-Nahar, al-Akhbara et al-Safeer, et l’Orient Le Jour), on réalise la récurrence d’un groupe politique libanais dans son opposition à toute promotion du towteen, équivalent à une trahison suprême : “Le programme de reconstruction du Camp al-Bared est le début du towteen” (titre en première page du Al-Akbar, 2 juillet 2007).

D’autres (y compris les autorités religieuses) considèrent que le simple discours sur le droit au travail des Palestiniens est la première étape du towteen.

Dans ce débat, l’individu palestinien est invisible. Le déploiement des bio-politiques par les organisations humanitaires (considérant les Palestiniens comme des corps à nourrir et à abriter, une vie nue sans existence politique) se situe à une extrémité du spectre, le discours du towteen se positionnant à l’autre extrémité.

Pour ceux qui tiennent ce discours, les Palestiniens sont de simples silhouettes, des objets démographiques et une masse politique de passage qui attendent le retour.

Entre le discours humanitaire dans les zones d’urgence d’un côté, et le discours sur le towteen de l’autre, l’approche basée sur les droits des Palestiniens, en tant qu’individus et collectivité, en tant que réfugiés avec des droits civiques et économiques mais avec aussi le droit à la ville, est perdue.

Les Palestiniens ont un rôle mineur dans le “nouveau” Liban.
Politiquement, économiquement et socialement marginalisés, ils constituent une secte minoritaire sans place reconnue dans un système confessionnel, et non plus l’avant-garde de la révolution.

Toutefois, le problème de cette secte est qu’elle est enclavée spatialement.

Nous vivons dans un monde où enclaver les groupes indésirables et à risque et les confiner dans un espace d’exception est vu comme la seule condition à la “liberté de mouvement” des gens “civilisés” dans l’archipel global, pour parler comme l’architecte italien Alessandro Petit.

Source : http://www.dailystar.com.lb/
Traduction : MR pour ISM

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